La Querelle des théâtres (Joseph DE LAFONT - Alain-René LESAGE)

Prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, en juillet 1718.

 

Personnages

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE

LA COMÉDIE ITALIENNE

L’OPÉRA, Arlequin

LA FOIRE, Pierrot

MEZZETIN, suivant de la Foire

POLICHINELLE, suivant de la Foire

UN GILLE, suivant de la Foire

UN AUTEUR tragique, suivant de la Comédie française

UN ACTEUR habillé à la romaine, suivant de la Comédie française

UN CRISPIN, suivant de la Comédie française

UN PANTALON, suivant de la Comédie italienne

UN SCAPIN, suivant de la Comédie italienne

 

La Scène est dans la salle de l’Opéra comique.

 

 

Scène première

 

LA FOIRE, seule

 

Holà ! danseurs, chanteurs de vaudevilles !

Air n° 99, ou Din, don, don.

Peuples à mes ordres soumis,
Histrions forains mes amis.
Venez tous ;
Accourez, troupe comique,
Vite assemblez-vous.
De votre lyrique
Rendez tous les théâtres jaloux.

Quoi ! personne n’accourt à ma voix ! N’entendez-vous pas votre maîtresse qui vous appelle ? Songez-vous que c’est aujourd’hui le premier jour de mes spectacles d’été ? Holà donc Mezzetin, Olivette, Docteur, Polichinelle.

Air n° 44, ou Tout route aujourd’hui dans le monde.

Répondez donc à mon attente ;
Mes enfants, venez, il est temps ;
Déjà le marchand se tourmente,
Sa voix appelle les chalands ;
Et l’obligeant Massy[1] présente
Du tabac aux honnêtes gens.

 

 

Scène II

 

LA FOIRE, MEZZETIN

 

MEZZETlN, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha.

LA FOIRE.

Quel sujet avez-vous de rire ?

MEZZETIN, riant encore.

Ha, ha, ha, ha, ha.

LA FOIRE.

Pourquoi donc ces ris immodérés ?

MEZZETIN.

La Comédie française et la Comédie italienne.

Il continue de lire.

Ha, ha, ha, ha, ha.

LA FOIRE.

Encore ? hé bien ! la Comédie française et la Comédie italienne ?...

MEZZETIN.

Ces deux dames sont dans le Préau. Elles veulent honorer de leur présence l’ouverture de notre théâtre. Elles viennent voir si la foire sera bonne.

Air n° 41, ou Sous un ciel pur et sans nuage. (Ninon chez madame de Sévigné.)

Elles ont vu beaucoup de monde
Venir en foule dans nos jeux.
Je ris de la douleur profonde
Que fait paraître une des deux.

LA FOIRE.

C’est la Française apparemment ?

MEZZETIN.

Vous l’avez dit.

Air n° 3, ou Je l’ai planté, je t’ai vu naître.

Elle se livre à la tristesse
Qui déconcerte son maintien.
L’autre de la sienne est maîtresse.

LA FOIRE.

Oh ! c’est l’esprit italien.

MEZZETIN.

Mais les voici.

LA FOIRE.

Qu’on ait soin de les bien placer. Ce sont mes supérieures que ces dames-là. Je ne suis que leur très humble servante. Je ne puis leur marquer trop de respect.

 

 

Scène III

 

LA FOIRE, MEZZETIN, LA COMÉDIE FRANÇAISE, LA COMÉDIE ITALIENNE, MONSIEUR CHARITIDES, auteur tragique

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE est appuyée d’un côté sur la Comédie italienne, et de l’autre sur M. Charitides et déclame les vers suivants dans le goût des héroïnes de théâtre.

N’allons pas plus avant, demeurons, ma mignonne[2].
Je ne me soutiens plus, la force m’abandonne :
Mes yeux sont étonnés du monde que je vois,
Pourquoi faut-il, hélas ! qu’il ne soit pas chez moi !

LA COMÉDIE ITALIENNE, quittant le bras de la Comédie française.

Oh ! tâchez de vous soutenir toute seule, j’ai assez de peine à me soutenir moi-même.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, à l’auteur.

Aidez-moi donc, vous, M. Charitides.

MONSIEUR CHARITIDES, la repoussant.

Je suis votre valet. Quand vous vous portiez bien, vous ne me regardiez pas : à présent que vous êtes malade, vous implorez mon secours : serviteur.

LA FOIRE, à la Comédie française.

Madame, je suis ravie d’avoir l’honneur de vous voir. Permettez-moi de vous embrasser.

Elle s’avance pour l’embrasser.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, la repoussant.

Je me trouve mal.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Et moi, tout de même.

LA FOIRE.

Des fauteuils à ces darnes. Hé ! vite des fauteuils. Je crois qu’elles vont tomber en faiblesse.

La Foire et Mezzetin prennent les deux Comédie entre leurs bras, jusqu’à ce qu’on ait apporté des fauteuils. Les Comédies s’y mettent, et la Foire s’assied sur un tabouret.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Je n’en puis plus.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Je me meurs. Je crois que je serai obligée d’aller prendre l’air natal, ou de faire ici corps neuf.

MEZZETIN, à la Comédie française.

Voulez-vous de l’eau de la reine de Hongrie ?

LA COMÉDIE FRANÇAISE, le regardant de travers.

Retire-toi, profane.

Au public, en déclamant.

Public, qui connaissez le prix de mes ouvrages,
Pouvez-vous accorder à ceux-ci vos suffrages ?

LA FOIRE.

Ah ! je vois la cause de votre défaillance : vous êtes fâchée de voir ici bonne compagnie, n’est-ce pas ?

MEZZETIN.

Voilà l’enclouure. Hé ! ventrebleu, madame, que ne faites-vous comme nous ? mettez-vous en quatre pour plaire au public.

LA FOIRE.

Il a raison : il semble que vous preniez plaisir à vous laisser mourir de faim. Donnez des nouveautés.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

La bonne drogue que des nouveautés ! ne fais-je pas mieux ? je donne tous les chefs-d’œuvre de mon théâtre.

Air n° 36, ou De tous les capucins du monde.

Mes pièces les plus excellentes,
Tartufe, et les Femmes savantes,
Amphitryon, et le Grondeur,
Et presque tous les jours l’Avare.

MEZZETIN.

Bon ! l’on sait ces pièces par cœur.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Non, non ; le public est bizarre.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Effectivement, on ne sait comment faire pour le contenter ; il est soûl des vieilles pièces, et les nouvelles le rassasient dès la première représentation.

LA FOIRE.

Il est vrai que vos nouveautés passent comme des ombres.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, levant les yeux au ciel.

Que Paris est aujourd’hui de mauvais goût !

LA FOIRE.

Air n° 100, ou Malgré l’éclat de l’opulence. (de Jeannot et Colin.)

Vous le trouvez très raisonnable
Lorsqu’il va s’amuser chez vous ;
Mais vient-il s’amuser chez nous,
Son goût vous paraît détestable.
Mais vient-il s’amuser chez nous,
Son goût vous paraît détestable.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Sans doute, il entend chez nous des choses dignes de son attention ; mais vos fariboles, vos fariboles.

LA FOIRE.

Air n° 36, ou De tous les capucins du monde.

Qu’appelez-vous des fariboles ?
N’apprécions point les paroles ;
Qui veut sainement en juger,
Madame, trouve que les vôtres,
Malgré l’idiome étranger,
Ne valent pas mieux que les nôtres.

 

 

Scène IV

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE, LA COMÉDIE ITALIENNE, LA FOIRE, UN GILLE

 

LE GILLE, à la Foire.

Monsieur votre cousin, madame.

LA FOIRE.

Mon cousin ?

LE GILLE.

Oui, votre cousin. C’est un grand monsieur de bonne mine, qui chante à tort et à travers tout ce qui lui vient dans l’esprit.

LA FOIRE.

Ah ! c’est l’Opéra : c’est ce fou-là.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

L’Opéra ? le traître ! c’est l’auteur de nos malheurs.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

À ce nom, je sens redoubler ma colère.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

C’est lui, maudite Foire, qui t’a retirée du néant où je t’avais fait rentrer[3].

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Le voici ; je suis tentée de le mettre en pièces.

LA FOIRE.

Mettre en pièces l’Opéra ! oh ! laissez ce soin-là à ses poètes et à ses musiciens.

 

 

Scène V

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE, LA COMÉDIE ITALIENNE, LA FOIRE, L’OPÉRA

 

L’OPÉRA vient en dansant et en chantant.

Air n° 101, ou Cotillon des fêtes de Thalie.

Dans ce temps,
Filles de quinze ans,
Vous n’en savez pas moins que vos mamans.
Dès qu’on a quitté la lisière,
On voudrait déjà...
Tari, tati, tari, tata.
Dans ce temps,
Filles de quinze ans,
Vous n’en savez pas moins que vos mamans.

Apercevant les Comédies.

Eh ! bonjour, mesdames. Vous ici ! Je croyais qu’il n’était permis qu’à moi de faufiler avec la Foire.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, le prenant à la gorge.

Il faut que je t’étrangle, malheureux.

LA COMÉDIE ITALIENNE, se jetant sur lui.

Que je te dévisage.

L’OPÉRA, se débarrassant d’elles.

Point d’emportement, mesdames ; croyez-moi, vivons dans la concorde.

LES DEUX COMÉDIES, ensemble.

Air n° 102, ou Tout roule aujourd’hui dans le monde.

Non, ce n’est que pour la colère
Que nos cœurs malheureux sont faits ;
La concorde ne peut nous plaire,
Nous y renonçons pour jamais.
Non, ce n’est que pour la colère
Que nos cœurs malheureux sont faits.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Vous avez beau faire, monsieur l’Opéra, je perdrai mon ennemie.

L’OPÉRA.

J’y mettrai bon ordre.

LA COMÉDIE ITALIENNE, à la Foire.

Nous vous détruirons.

LA FOIRE, se moquant de ses menaces.

Prrr.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, lui mettant le poing sous le nez.

Oui, nous vous abîmerons.

LA FOIRE, la repoussant.

Il ne faut pas pour cela me mettre le poing sous le nez. Vos airs ne me conviennent point du tout

LA COMÉDIE FRANÇAISE, fièrement.

Je puis les avoir avec une petite créature comme vous.

LA FOULE, en fureur et d’une voix aigre.

Petite créature ! vous n’êtes qu’une insolente.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Juste ciel !

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Vous perdez le respect, ma mie.

LA FOIRE.

Le respect ! Je veux que cinq cents diables m’emportent si je ne vous applique à toutes deux mon respect sur le visage.

Elle fait l’action de cracher dans sa main.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, outrée.

Ah ! c’est trop en souffrir !...

Elle déclame.

Allons, c’est à nous deux à nous rendre justice.
Que de cri de douleur la Foire retentisse !
Courons chercher main-forte ; et d’un air furieux,
Revenons saccager, tout briser en ces lieux.
Nous n’épargnerons rien dans ce désordre extrême ;
Tout nous sera forain, fût-ce l’Opéra même.[4]

Elle sort.

L’OPÉRA, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha.

LA COMÉDIE ITALIENNE, en s’en allant.

Oui, rira bien qui rira le dernier. Vederéte, vederéte, razza matedetta.

 

 

Scène VI

 

LA FOIRE, L’OPÉRA, MEZZETIN

 

LA FOIRE.

Air n° 103, ou N’allez point au bois seulette.

Quoi ! chez nous on nous menace !
Souffrirons-nous cette audace ?
Quoi ! chez nous on nous menace !
N’est-ce pas nous outrager ?

L’OPÉRA.

Même air.

Au public tâchez de plaire,
Et méprisez leur colère ;
Au public tâchez de plaire ;
Pouvez-vous mieux vous venger ?

Ensemble.

L’OPÉRA.

Au public tâchez de plaire.

FOIRE et MEZZETIN.

Au public tâchons de plaire.

L’OPÉRA.

Et méprisez leur colère.

LA FOIRE et MEZZETIN.

Et méprisons leur colère.

L’OPÉRA.

Au public tâchez de plaire.

LA FOIRE et MEZZETIN.

Au public tâchons de plaire.

L’OPÉRA.

Pouvez-vous mieux vous venger ?

LA FOIRE et MEZZETIN.

Pouvons-nous mieux nous venger ?

L’OPÉRA.

Ho çà, cousine, j’ai une prière à vous faire : avancez-moi, de grâce, un quartier de ma pension.[5]

LA FOIRE.

En vérité, mon cousin, vous êtes bien intéressé. Vous ne manquez pas d’argent.

L’OPÉRA.

Pardonnez-moi : je dépense et je dois beaucoup.

LA FOIRE.

Je vous l’enverrai demain.

L’OPÉRA.

Cela suffit. Adieu, petite mère.

Il s’en retourne comme il est venu, en chantant et dansant.

Dès qu’on a quitté la lisière
On voudrait déjà.
Tari, tati, tari, tata.

 

 

Scène VII

 

LA FOIRE, MEZZETIN

 

LA FOIRE.

Allons, Mezzetin, avertissez tous vos camarades : il est temps de commencer.

Air Je suis Lindor.

Préparez-vous pour la fête nouvelle...

 

 

Scène VIII

 

LA FOIRE, MEZZETIN. POLICHINELLE, UN GILLE

 

POLICHINELLE, l’épée à la main.

Au feu ! au feu !

Air n° 104, ou Aux armes ! camarades.

Aux armes ! camarades,
L’ennemi vient à nous.
Préparons-nous tous.
Aux armes ! camarades.
N’allons point ici filer doux.

LA FOIRE.

Qu’y a-t-il donc ?

POLICHINELLE.

Air n° 17, ou des Trembleurs.

Nos deux fières ennemies,
De tous leurs acteurs suivies,
Viennent comme des furies,
Mes chers amis, fondre ici.
Animons notre courage ;
Ne cédons point l’avantage
À leur envieuse rage.

MEZZETIN, allant chercher son épée.

Défendons-nous. Les voici.

 

 

Scène IX

 

LA FOIRE, MEZZETIN, POLICHINELLE, UN GILLE, LES COMÉDIES FRANÇAISE et ITALIENNE, avec LEUR SUITE

 

LES DEUX COMÉDIES, ensemble.

Air n° 75, ou Poursuivons jusqu’au trépas.

Détruisons tous les Forains,
Auteurs de notre indigence ;
De nos propres mains
Tuons cette engeance.

Les suivants des deux Comédies et ceux de la Foire se battent à coups d’épées. Les derniers sont repoussés, et abandonnent le champ de bataille.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Air n° 74, ou Jardinier, ne vois-tu pas.

Rasons jusqu’aux fondements
Ce jeu qui nous outrage.

LES DEUX COMÉDIES, ensemble.

Oui, dans nos ressentiments,
Laissons-y des monuments
De rage, de rage, de rage.

Leurs suivants brisent les décorations.

LES DEUX COMÉDIES, ensemble.

Air n° 105, ou Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige.

Ah ! qu’il est, doux pour notre rage
De pouvoir faire ici tapage !
Heureuse la fureur
Qui remplit ces jeux-ci d’horreur.

On entend dans cet endroit un bruit de timbales et de trompettes.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Quel bruit se fait entendre ! nos ennemis auraient-ils repris courage ?

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Ils reviennent à la charge sans doute.

 

 

Scène X

 

LES DEUX COMÉDIES et LEURS SUIVANTS, LA FOIRE, SUITE DE LA FOIRE, L’OPÉRA

 

LA FOIRE.

Air n° 16, ou Je reviendrai demain au soir.

Oui, vous revoyez les Forains.
Défendez-vous, Romains.
(bis.)
Voici notre ami l’Opéra,
Qui pour nous combattra.
(bis.)

Les Forains chargent leurs ennemis. L’Opéra se bat contre un acteur habillé à la romaine, et le culbute. Les Comédies et leurs suivants se retirent, et les Forains demeurent vainqueurs.

 

 

Scène XI

 

LA FOIRE, SUIVANTS DE LA FOIRE

 

LA FOIRE.

Air n° 94, ou Quand il vient des filles, ou les Rats.

Laissons la poursuite
De nos ennemis ;
Il suffit qu’en fuite
Nous les ayons mis.
Pour célébrer notre victoire,
Venez ici, mes favoris.

CHŒUR DES SUIVANTS DE LA FOIRE.

O alegria !

LA FOIRE.

Amis, chantons : Vive la Foire !

CHŒUR.

O alegria !

LA FOIRE.

Vive la Foire et l’Opéra.

TOUS, ensemble.

O alegria !
Vive la Foire et l’Opéra !

Tous les acteurs de la Foire se réunissent pour danser et le Prologue finit par là.


[1] Fameux limonadier de la Foire. (Note de l’auteur.)

[2] Parodie des premiers vers de la Scène 3 du premier acte de Phèdre.

[3] Lorsqu’on eut défendu la parole aux acteurs forains, ils achetèrent de l’Opéra le droit de chanter.

[4] Parodie de quelques vers d’Andromaque, acte 5, Scène 2.

[5] L’Opéra avait vendu aux Forains le droit de chanter moyennant une pension ou somme annuelle.

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